Le 17 novembre 1986, alors qu’il regagne son domicile du 14e arrondissement, Georges Besse, PDG de la Régie Renault depuis 1985, échappe miraculeusement à la mort. Des trois balles tirées par Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron, une lui a miraculeusement effleuré le crâne tandis que les deux autres projectiles l’ont atteint à la poitrine et à l’épaule. Gravement blessé, il est transporté à l’hôpital Cochin tout proche grâce à une ambulance qui, par un heureux hasard, empruntait le boulevard Edgar-Quinet. Le pays entier est frappé d’effroi. L’attentat, revendiqué dès le lendemain par le groupe terroriste Action directe, fait planer dans l’Hexagone un climat digne des années de plomb italiennes.
Georges Besse, miraculé
Au siège de Renault, la stupeur cède bien vite le pas aux interrogations. Un PDG par intérim va-t-il être nommé par le pouvoir ? Le moment est-il opportun pour contester certains choix stratégiques de Georges Besse sans passer pour un cynique ? A la surprise générale, depuis son lit d’hôpital, celui qui est encore le patron n’entend pas abandonner la Régie. Après seulement une semaine de flottement il dicte déjà ses directives à sa fidèle secrétaire. Les intrigants qui espéraient, profitant de sa convalescence, pouvoir imposer leurs vues en sont pour leur frais. A commencer par ceux qui, à Billancourt ou dans les palais de la République, souhaitent se séparer d’AMC (American Motors Corporation) perçue comme une coûteuse danseuse dont les investissements tardent à porter leurs fruits alors que les finances de Renault se creusent mois après mois. A leurs yeux, la mariée est plus belle que quelques années auparavant et Chrysler est au nombre des trop rares prétendants. Le moment est donc venu de revendre les parts détenues dans l’entreprise américaine pour limiter les pertes. Mais Georges Besse est un homme qui s’inscrit dans le temps long. Après une carrière dans le nucléaire civil, il sait que les investissements les plus importants exigent une patience supérieure à celle d’un bilan annuel ou d’une échéance électorale. Il a pleine confiance dans ses équipes présentes aux États-Unis et croit fermement au renouvellement en cours de la gamme Jeep. Celui pour qui « 1 franc c’est 1 franc » considère comme un mauvais calcul de se séparer de l’entreprise maintenant. Vendre à vil prix les parts d’AMC sans attendre les premiers bénéfices, c’est faire profiter ses futurs acquéreurs et concurrents des lourds investissements consentis par Renault. Hors de question !
Jeep, la machine à cash
L’intuition de Georges Besse est bonne. Le Cherokee, lancé en 1984, voit ses ventes s’accroître chaque année sur le marché américain. Il sert même de cheval de Troie sur le marché chinois avec la première co-entreprise automobile sino-américaine, Beijing-Jeep. Sur leur lancée, les états-majors d’AMC et Renault poursuivent le renouvellement de la gamme Jeep en lançant le Wrangler en 1987. Si le choix d’optiques rectangulaires attire la critique de quelques puristes, les chiffres de vente croissants témoignent de l’intérêt des consommateurs. Plus facile à conduire, confortable et sûr que la précédente CJ, le Wrangler attire à Jeep de nouveaux clients pour qui le 4×4 n’est plus seulement un outil de travail mais également un choix esthétique. Les profits générés par les deux Jeeps permettent de maintenir à flot le bateau AMC qui peine désormais à écouler ses Alliance et Encore. Ces premier succès renforcent encore la confiance entre Français et Américains au sein des locaux de Renault Jeep Sport à Livonia dans la banlieue de Détroit. Une véritable synergie à l’échelle de deux continents se met progressivement en place.
Un petit 4×4 économique pour contrer le Samurai : la Jeep Junior (JJ)
Inspiré de la Jeep Concept II présentée par AMC en 1977 et des travaux du BEREX (Bureau d’Etude et de Recherches Exploratoires) de Renault sur un petit 4×4 économique et populaire, la Jeepsy, les ingénieurs s’attellent au projet J90. L’idée est alors de proposer un 4×4 d’entrée de gamme 25 à 30 % moins cher que le Cherokee et doté de bonnes capacités de franchissement. A ce cahier des charges déjà contraignant, François Castaing ajoute le souhait d’une plate-forme qui puisse être construite ou au moins assemblée avec peu de moyen dans les pays du tiers-monde, au premier rang desquels la Chine Populaire. On espère en effet pouvoir augmenter la production et donc les ventes de Beijing-Jeep. Le Cherokee s’avérant trop complexe et long à produire avec les standards chinois de l’époque. L’avancement du projet Jeepsy et son utilisation d’éléments de R9 permettent de gagner un temps précieux dans la mise au point. Les premiers mulets sont soumis à des essais poussés en tout terrain sur la piste d’essai de Burlington dans le Wisconsin. Ces tests révèlent quelques faiblesses sur les ressorts de suspension du train avant et la boîte de transfert qui sont rapidement corrigés. Surtout, la comparaison avec le Suzuki Samurai vire clairement à l’avantage du prototype de Jeep. Le petit 4×4 japonais qui s’est écoulé en 1987 à deux fois plus d’exemplaire que la Jeep Wrangler est la cible toute désignée.
D’autant plus que son succès est également notable sur le vieux continent. Demeure toutefois la question d’investir dans une nouvelle chaîne de production alors que celles des Alliance et Encore à Kenosha ne tournent pas à plein régime. S’ajoute à cela l’opposition entre ingénieurs et commerciaux : les premiers reprochant à la J90 de ne pouvoir affronter le Rubicon Trail sans assistance tandis que les seconds insistent sur les besoins d’une version plus confortable pour séduire une clientèle plus attirée par le style que les capacités de franchissement. François Castaing propose un compromis à même de satisfaire comptables, ingénieurs et commerciaux. Grâce à sa conception, 13 modules vissés, clipsés ou même collés sur un châssis porteur, l’assemblage final de la petite Jeep peut se faire sans électricité profitant ainsi de locaux déjà disponibles. Outre les pièces tirés des R9 et R11, le choix du moteur F pour la J90 permettra des économies d’échelle.
C’est en effet le même bloc qui équipe depuis 1987 les déclinaisons GTA de l’Alliance. Enfin, Castaing s’appuie sur quelques ingénieurs américains de Jeep faisant valoir que même la MB originelle n’aurait pu affronter seule le Rubicon Trail… Convaincu, Georges Besse soutient l’audacieux Castaing et le projet de la « Junior Jeep » commence à fuiter opportunément dans la presse. Avec un design flatteur qui fait la part belle à l’héritage de la Jeep MB, la Jeep Junior (JJ) dévoilée aux côtés de la Jeep Concept 1 en 1989 au salon de Détroit est plébiscitée par le public. Elle entre en production en un temps record dès la fin de l’année 1990 et connaît immédiatement le succès. Afin de rentabiliser plus encore son investissement, Renault joue à plein sur la facilité d’assemblage promue par François Castaing et installe des lignes de production en Chine ainsi qu’en France à Boulogne-Billancourt. Même venu des États-Unis, ce surcroît d’activité permet à Besse de négocier au mieux avec les syndicats l’abandon progressif du site, repoussé de 1992 à 1996. Abordable et aussi à l’aise sur route qu’en tout-terrain, la Junior JJ s’impose sur le marché européen aux dépends des Suzuki/Santana Samurai et Lada Niva. La machine à cash est lancée. Jeep avec sa gamme allant de la petite JJ à l’antédiluvien Wagoneer est la marque la plus rentable d’AMC.
De l’Alliance/Encore à la Pocket Rocket
De concert avec celle de Jeep, Renault procède au renouvellement en profondeur de sa gamme aux Etats-Unis. Ayant compris avec l’érosion progressive des ventes d’Alliance et d’Encore que la parenthèse des petites voitures sobres et économiques se refermait, AMC a joué son va-tout en lançant la GTA en 1987. Équipée du nouveau moteur F de 2 litres et 95 chevaux, ce « nouveau modèle » est proposé comme une petite sportive bon marché. Elle doit être le pendant accessible de l’Alpine GTA que la Régie a prévu depuis plusieurs mois d’introduire au USA. Pour soutenir cette prétention à la sportivité, Renault Jeep Sports confie aux frères Boby et Tommy Archer une GTA qu’ils engagent dans le Champion Spark Plug Challenge de 1987 en catégorie International Sedan. Avec l’espoir qu’ils rapportent une fois encore un titre dans la catégorie constructeur. A la surprise générale, la GTA des deux frères survolent le championnat acquérant ainsi une notoriété qui déborde cette modeste catégorie. Les médias, friands d’épopées familiales, donnent aux victoires de Boby et Tommy un écho national.
Déjà qualifiée de « Pocket Rocket » par le journal Popular Mechanics, la GTA attire une clientèle de jeunes avides de sensations fortes à moindre coût. La multiplication des bons de commande et les premiers retours de clients incitent AMC à reconduire son coupé sportif en 1988 et à l’améliorer. Le train arrière à 4 barres de la R11 Turbo Zender est adapté sur la GTA et le moteur est poussé à 103 cv. Malgré son succès, la french Pocket Rocket ne parvient à redynamiser les ventes de l’Alliance/Encore qui traîne toujours une réputation de piètre qualité. Dès 1990, seule la GTA est proposée au catalogue, grâce à ses ventes qui se maintiennent et à sa parenté de moteur avec la future Jeep JJ. Le succès grandissant de cette dernière sonne le glas de la GTA qui doit céder ses chaînes d’assemblage à la petite Jeep en 1991.
L’impossible sportive française
Avec son improbable succès, la GTA a donné à son sigle une légitimité sportive dont entend bien se saisir Renault pour commercialiser ses Alpine GTA mises aux normes américaines par le BEREX. A la fin de l’année 1987, les premières sportives dieppoises touchent le sol américain. Seul un sticker apposé sur la malle permet de les relier à AMC. Les premiers retours de la presse sont positifs mais pas exempts de critiques. Placée en terme de tarifs entre Chevrolet Corvette et Porsche, on lui reproche une finition trop plastique, pourtant pardonnée à l’américaine. Sa tenue de cap, lorsque le rythme s’accélère,exigeant, à l’instar de la 911 de la même époque, de vrais talents de pilote refroidit quelques essayeurs. Finalement l’Alpine souffre de la comparaison avec ces deux extrêmes : pas aussi bon marché qu’une américaine et pas aussi prestigieuse qu’une allemande pour qu’on lui pardonne ses quelques défauts. Avec un peu plus de 1000 ventes en 1988, l’objectif financier de Renault n’est pas atteint, mais celui d’AMC qui souhaitait un produit d’image, oui. Renault accepte malgré tout de poursuivre les exportations vers les Etats-Unis jusqu’en 1991 et l’arrivée de l’A610.
Une GTA 610 succède à la GTA US
Si les services de communication voit en cette dernière l’arme absolue pour faire enfin taire les critiques, les commerciaux ne manquent pas de rappeler que l’amélioration des performances et de la qualité perçue -qui reste perfectible selon les plus acerbes- s’accompagne d’une hausse importante du prix. Pour éviter une confrontation trop risquée avec des Porsche à peine plus chères aux États-Unis, il est décidé d’expédier seulement au compte-gouttes l’A 610 rebaptisée GTA 610 : une centaine d’exemplaire fin 1991 puis uniquement sur commande pour les millésime suivants. L’Amérique, pas plus que l’Europe ne sera une terre d’élection pour celle qui devait être la sportive française de référence.
La Medallion et l’Aigle des Neiges
Afin de remplacer la vieillissante R18 qui n’est désormais vendue que sous sa déclinaison break, la Sportwagon, Renault et AMC lancent en mars 1987 la Medallion. Une R21 aux normes US dotée d’une face avant et de feux spécifiques ainsi que du moteur 2,2 l. Douvrin de 103 chevaux. Comme sa devancière, la Medallion n’est pas produite aux États-Unis mais directement importée depuis la France. Le lancement, à la même période, de la Premier perturbe la clientèle qui peine tout d’abord à différencier réellement les deux modèles, aux dépens de la Medallion. Le salut viendra de la déclinaison Station Wagon notamment dans sa version 7 places sans équivalent dans cette gamme de prix et surtout de consommation en Amérique du Nord. Pour pousser son avantage sur un marché où la neige et le verglas n’ont rien d’exceptionnel, Renault décide à l’hiver 1989 de proposer la Medallion Station Wagon en version 4 roues motrices. Basée sur la Nevada GTX 4×4, elle doit cependant se contenter de 5 places. Malgré cela le succès est immédiat et le modèle se taille des deux côtés de la région des Grands Lacs la même réputation que la Fiat Panda dans les montagnes du Vieux Continent.
Sous l’impulsion des équipes de Jeep, une version surélevée et durcie est étudiée. Elle gagne rapidement en interne le surnom d’Aigle en référence à l’Eagle d’AMC. Présenté au salon de Détroit de 1990, le concept car est accueilli chaleureusement par la presse et le public. Une petite série est alors produite à Brampton au Canada dès 1991. Les modèles reçus de Maubeuge sont confiés à une petite équipe qui procède à la réhausse et au renforcement des transmissions et des châssis. Le surcoût engendré par la préparation est important et le nombre de clients ne justifiera jamais l’industrialisation du processus. Mais AMC démontre ainsi que même sous pavillon français, elle conserve intacte sa capacité à proposer de produits atypiques. Bon an mal an, entre 1988 et 1992, Renault parvient à écouler 50 000 Medallion toutes versions confondues. Les objectifs sont atteints.
A new standard : la Renault Premier
Pour s’adapter au retour en grâce des berlines « mid-size » et tourner la page de l’Alliance, AMC dévoile la Premier en février 1987. Basée sur un châssis de R21 à moteur longitudinal étiré en longueur et en largeur (et non R25 comme on lit souvent), la Premier est une traction avant proposée avec le 4 cylindre 2,5 l. AMC de 110 chevaux revu par François Castaing ou le V6 PRV 3,0 l. de 150 chevaux imposé par Philippe Ventre. Dessinée, comme la R21, par le designer Giorgetto Giugiaro, elle est conçue du style jusqu’à son comportement en passant par l’équipement pour répondre spécifiquement aux goûts et attentes de la clientèle américaine. Elle est produite au Canada, dans l’Ontario au sein de la toute nouvelle et ultra moderne usine de Bramalea à Brampton.
Ne pouvant compter sur le même budget de communication que les Big Three pour le lancement de son nouveau modèle, AMC, sûre de la qualité de sa voiture, entreprend de miser sur les essais presse. Audacieuse, l’idée s’avère rapidement payante. Traction avant moderne et spacieuse la Premier impressionne par sa tenue de route et son habitabilité. Lors des essais comparatifs, elle s’impose sans difficulté face à ses concurrentes américaines à la conception datée. Présentée par la presse spécialisée comme la première voiture « made in USA » avec un comportement routier de haut de gamme européen, elle gagne dans l’opinion publique une image d’« outsider » qui plaît tant aux Américains. Avec près de 100 000 ventes la première année les chiffres atteignent presque les prévisions les plus optimistes. Le succès ne se dément pas les années suivantes et les chiffres de vente progressent jusqu’à atteindre les 140 000 exemplaires produits en 1992. L’usine de Bramalaea tourne alors presque à son régime maximum. La commande publique canadienne qui, suite au financement de l’usine, reçoit sous forme de royalties 1% du prix de vente de chaque véhicule produit soutient encore les ventes. Ainsi que l’avait annoncé le CEO d’AMC en 1987, la Premier est devenue « the new standard for its class ». Si Ford est une concurrente sérieuse avec sa récente Taurus, GM et surtout Chrysler souffrent de la comparaison avec le plus petit des grands constructeurs américains.
L’Allure complète la gamme
Les grands coupés déclinés de berlines étant une institution aux États-Unis, l’Allure est présentée en 1989. Le créneau est profitable tant en terme d’image que de vente. L’Allure est uniquement proposé avec le V6 PRV de 3,0 l. de la Premier. Il est toutefois poussé dans sa finition sport à 165 chevaux. Plus abordable que l’Alpine GTA, il connaît un certain succès et va en reprendre le monogramme pour une série spéciale en 1992 lorsque il apparaît évident que la GTA 610 restera une machine à faire rêver dans les showrooms et non le succès espéré. L’Allure GTA passe alors entre les mains expertes de Renault Jeep Sport qui pousse sa puissance à 175 chevaux. Sans être le plus puissant ni le plus efficace du marché, sa tenue de route ainsi que son prix garantissent au coupé de bons chiffres de vente tout au long de sa carrière. L’idée d’une version 2,5 l. ou 3,0 l.Turbo flirtant ou dépassant les 200 chevaux, ne dépassera jamais le stade du fantasme. Renault refusant obstinément de financer de coûteux investissement pour celle qui doit rester un coupé populaire.
Dans l’Espace personne ne vous entend regretter
La mise sur le marché d’une version américaine de l’Espace est une pomme de discorde entre Renault et AMC depuis le début des années 1980. Tandis que la vogue des Minivans saisit les États-Unis, AMC voit comme une aubaine l’existence d’un produit similaire chez son partenaire Renault. Avant même le lancement en Europe, une version américanisée est étudiée dès l’été 1984. Mais la Régie demeure réticente. AMC tente de forcer la main des Français en annonçant une mise sur le marche en 1986, sans succès. A l’occasion du restylage prévu de l’Espace, Renault confie à AMC l’étude d’une nouvelle version du Monospace en 1986. Hélas, George Besse arrête le projet insistant sur la nécessité de se concentrer sur les lancements déjà prévus – Wrangler, Medallion, Premier et Alpine GTA – avant de hâter de nouveaux projets. Il doute également des capacités de Matra à fournir l’Europe et l’Amérique sans rogner sur la qualité, une de ses préoccupations.
Malgré tout, avec le lancement du projet Espace II, on se prend à nouveau à rêver des deux côtés de l’Atlantique d’une carrière américaine pour le monospace. Menées dès la conception, les études approfondies des différents services arrivent peu ou prou aux mêmes conclusions. Le volume de vente attendu aux États-Unis exclut d’emblée le recours à l’exportation d’une partie de la production hexagonale. La seule alternative économiquement viable est celle d’un assemblage sur place. L’investissement à consentir pour de nouvelles lignes de production va toutefois se révéler être un écueil insurmontable. Le montant demeure raisonnable et les premiers profits engrangés par Renault aux Etats-Unis début 1988 laissent augurer la concrétisation du projet. Mais l’État, toujours actionnaire majoritaire de l’entreprise n’entend pas donner son accord à l’opération. Au printemps 1988 les élections législatives qui approchent rendent particulièrement nerveux le gouvernement de Michel Rocard. On fait alors fermement comprendre à Georges Besse qu’il va être difficile de faire accepter à l’électorat de gauche que le gouvernement finance une usine aux États-Unis alors qu’il tolère en France des plans sociaux… Serviteur de l’Etat depuis des décennies, le patron de la Régie avale la couleuvre non sans clairement énoncer que les « les profits de Renault aux USA c’est aussi de l’argent sur la fiche de paie des ouvriers français ».
Garder ses amis proches de soi et ses ennemis plus proche encore
Depuis 1985 et l’accord de production des Dodge Omni et Chrysler Horizon dans l’usine de Kenosha, Chrysler et AMC entretiennent de bonnes relations. La marque au pentagramme suit avec attention les investissements de Renault dans sa filiale américaine. Et lorsque fin 1986 la Régie, plombée par ses résultats, paraît être au cœur de la tourmente, Chrysler imagine alors pouvoir se saisir à moindre coût de la marque qu’elle convoite le plus, Jeep. La ferme résolution de Georges Besse, qui convainc responsables économiques et politiques de ne pas céder à vil prix ce qui a réclamé tant d’investissement met un terme à l’offensive de Lee Iaccoca.
Le redressement général d’AMC dans les années suivantes rend finalement le fruit trop gros à croquer pour Chrysler. D’autant plus que Renault sort également de la zone rouge et voit naturellement s’éteindre les voix catastrophistes qui réclamaient la vente des parts de la marque américaine pour sauver l’entreprise française. A défaut de rachat, Iacocca envisage alors de faire de son concurrent un allié. En effet, les parts de marché gagnées par Renault et AMC le sont en grande partie aux dépens de Chrysler et notamment sur le segment des berlines mid-size où s’illustre la Premier. En 1989, des premières tractations ont lieu afin de permettre à Chrysler de bénéficier de l’expertise française pour sa nouvelle plate-forme qui prendra le nom de LH. Se sachant en position de force, Renault impose d’importantes contrepartie financières sous forme de royalties sur chaque véhicule vendu ainsi qu’un accès au réseau de distribution Chrysler. L’accord est signé début 1990 et François Castaing est temporairement envoyé chez le nouveau partenaire pour superviser l’adaptation de l’architecture de la Premier.
Malgré cette initiative Chrysler doit faire face dès 1991 à une cruelle déconvenue. L’entreprise a perdu sa troisième place parmi les constructeurs américains de voitures de tourisme, devancée par deux japonais, Toyota et Honda. Le retentissement est énorme. Lee Iacocca annonce son départ pour 1992 et le groupe doit alors opérer une véritable révolution intellectuelle. Chrysler n’est plus le géant d’autrefois et doit reconnaître que les « petites » marques européennes sont désormais des constructeurs mondiaux à l’instar des « little frenchies » de Renault qui sont présents en Europe, en Amérique du Nord, du Sud et même en Chine avec Beijing-Jeep. La firme décide alors de proposer à Fiat, à Renault mais également à Volvo une alliance. Si Fiat annonce réfléchir, Renault et Volvo qui sont déjà secrètement en train de négocier leur propre alliance sont particulièrement intéressées. Les économies d’échelle ainsi que les synergies donnent le vertige.
Tout ça pour ça !
Janvier 1992, Jeep lance avec fracas son tout nouveau Grand Cherokee lors du North America International Auto Show. Le ZJ qui achève le renouvellement complet de la gamme Jeep est un véritable succès. AMC redressée et enfin pleinement profitable, les pourparlers avec Chrysler et Volvo bien engagés, Georges Besse peut enfin apprécier les fruits de son obstination américaine. Renault est en passe de devenir grâce à ses alliances un des leaders mondiaux du marché automobile.
L’état de grâce sera pourtant de courte durée. A Washington comme à Stockholm des voix s’élèvent début 1993 pour s’opposer à une alliance des marques locales avec un Renault qui appartient encore pour partie à l’État français. Si Georges Besse n’est pas, loin s’en faut, un adepte des privatisations il demeure conscient de la formidable opportunité que représente l’accord Chrysler-Renault-Volvo et se résout donc à évoquer le sujet avec le nouveau gouvernement d’Edouard Balladur. Gouvernement qui semble justement particulièrement prompt à privatiser nombre d’entreprises nationales.
Le sujet de la naissance d’un futur numéro un mondial cornaqué par une entreprise française suscite l’intérêt de la presse nationale et c’est sous l’objectif des caméras que Georges Besse est reçu en juin 1993 par Edmond Alphandéry. La discussion entre les deux hommes dure plus de 3 heures. D’après les rares témoins, il y est question des doutes sur la santé réelle de Chrysler et la crainte de se retrouver à nouveau au bord du gouffre comme cela est arrivé avec AMC 10 ans auparavant, de l’équilibre des comptes publics et des amicales pressions du gouvernement américain… Peu convaincu par des arguments qu’il juge fallacieux, George Besse met alors, en dernier recours, sa démission dans la balance. Finalement, feignant d’ignorer son ultimatum, on lui annonce que la décision a déjà été prise de céder les parts d’AMC détenues par Renault à Chrysler plutôt que de négocier une alliance. D’après les conseillers ministériels, cela doit rapporter quelques milliards de francs dont une partie pourra être avantageusement utilisée à sécuriser l’alliance avec Volvo sur le continent européen, bien plus prometteuse. A la sortie de l’entrevue, pressé par les journalistes qui l’entourent, Georges Besse, abattu, lâche un laconique « Tout ça pour ça ! »
En novembre 1993, après la vente mal négociée de ses avoirs, Renault quitte l’Amérique du Nord. A un coup bien plus élevé mais pour des fruits bien plus importants encore, le nouveau patron de Chrysler, Bob Lutz, a réussis là où Lee Iacocca avait échoué. En décembre, les actionnaires de Volvo mettent brutalement fin aux négociations en cours. Ils ne considèrent pas la vente d’AMC comme une véritable privatisation de Renault et surtout ils digèrent mal d’avoir été mis devant le fait accompli, ruinant ainsi le projet Chrysler-Renault-Volvo. Renault doit boire le calice jusqu’à la lie. En janvier 1994 George Besse quitte son poste…
Dans la (triste) réalité
Georges Besse est mort de ses blessures et en mars 1987 Renault a vendu précipitamment ses parts d’AMC à Chrysler trop heureuse de mettre la main sur Jeep. Les deux marque ont malgré tout poursuivi une collaboration autour de la mise au point de la JJ jusqu’à la production de prototypes de pré-production. Mais face aux coûts d’une nouvelle ligne de production Chrysler aurait préféré se concentrer sur le Dodge Ram. La vente d’Alliance et Encore prend fin dès 1988 tandis que les Premier et Medallion connaissent un court répit après avoir été rebadgées sous une nouvelle marque, Eagle. Importée, la Medallion est la première à disparaître avec une ultime année de diffusion en 1989. La Premier survit jusqu’au millésime 1992 et connaît même une variante Dodge Monaco. Les retours de la presse de l’époque étaient pourtant flatteurs.
La plate-forme LH qui va permettre, dans les années 1990, à Chrysler de revenir dans la course doit beaucoup à François Castaing, à la Premier et aux méthodes de conception d’AMC… L’Allure, elle ne verra jamais le jour. Un prototype est conservé au moins jusqu’en 2018 dans les collections du FCA Heritage (depuis devenu Stellantis Heritage) de Détroit aux Etats-Unis tandis qu’un exemplaire présent à l’usine de Billancourt a depuis disparu, peut-être détruit. Les quelques exemplaires de la GTA US sortie des chaînes au moment où Renault se retirait définitivement des États-Unis feront le bonheur des collectionneurs et les travaux du BEREX autour de la version américaine serviront à la mise au point de l’A 610. La tutelle parfois pesante de l’État s’allégera avec la privatisation partielle de Renault lancée par le gouvernement Juppé dès 1995. L’alliance entre Renault, Nissan et Mitsubishi sera conclue en 1999.
Un commentaire
Excellente idée cet article ! La fin est un peu pessimiste, mais le début ce serait certainement passé comme ça si…