Relancée par la populaire 4CV depuis 1947, la Régie Renault peut enfin penser à élargir sa gamme alors que le Plan Pons disparaît peu à peu. Dans les tuyaux, on trouve bien entendu la future Frégate qui doit repositionner la marque sur le marché haut de gamme mais aussi une étonnante Colorale destinée à une clientèle spécifique, coloniale et rurale, désireuse de disposer d’un véhicule robuste, polyvalent et utilitaire. Lancée commercialement au tout début de l’année 1951, la Colorale se décline en une multitude de versions afin de ratisser le plus large possible et tente de se faire une place sur un marché hybride où aucun constructeur français ne se trouve réellement. Mais être seul sur son créneau ne signifie pas forcément réussir. Renault en fera la cruelle expérience et stoppera rapidement la production du Colorale.
Production (1950-1956) : 38 150 exemplaires
Emboutissage des carrosseries chez Chausson (Asnière) et montage final chez Renault à Boulogne-Billancourt.

Une niche commerciale, coloniale et rurale
Après la guerre, le Plan Pons organise la production et assigne aux constructeurs des segments de marché. Renault obtient celui des petites populaires de 2 à 4 CV fiscaux et lance en 1947 sa fameuse 4CV (le nom était facile à trouver). Pour le reste, la Régie compose avec l’antique Juvaquatre, notamment dans ses versions utilitaires. Avec le relâchement de la planification, Renault peut enfin imaginer élargir sa gamme malgré le succès immense de sa 4CV. Bien entendu, le haut de gamme, plus rémunérateur, est envisagé rapidement et donnera naissance en 1951 à la Frégate (qui sera d’ailleurs un échec flagrant par rapport aux ambitions), mais les hommes de Billancourt repère une niche qu’il serait aisé de combler avec un véhicule à tout faire, à mi-chemin entre utilitaire (et dont la charge utile de 800 kg serait supérieure à celle des Juvaquatre, et complétant dans la gamme les camionnettes 1 000 et 1 400 kg) et berline. L’idée est toute simple : séduire les populations rurales mais aussi celles de l’Empire, encore existant à l’époque.



Rustique et pratique
Il faut donc un véhicule rustique, dont le châssis séparé permet les différentes variantes de carrosserie. Pour abaisser les coûts (et ce sera une grave erreur), on reprend une mécanique d’avant guerre, le fameux “85-Latéral” lancé en 1926. Ce 4 cylindres de 2 383 cc ne développe que 48 chevaux (SAE en plus) et conserve une architecture ancienne avec, comme son nom l’indique, ses soupapes latérales. Problème : ce moteur est très poussif pour les 1 640 kg de la voiture, il consomme énormément et coûte fort cher avec 14 CV fiscaux. Dans les faits, la Colorale est un veau. La première version, nommée Prairie, est présentée à la presse en mai 1950. Il s’agit d’un gros break permettant une utilisation familiale comme utilitaire et capable d’embarquer 7 personnes sur ses deux banquettes. Il faut attendre le salon de Paris d’octobre 1950 pour que l’ensemble de la gamme soit présentée. Coup de chance, les nouveautés sont rares cette année-là et le Colorale reçoit toute l’attention de la presse.



De nombreuses versions
Stylistiquement, le Colorale n’est pas un prix de beauté : on sent la vocation utilitaire du produit rien qu’en le regardant mais les stylistes ont tout de même fait un effort en concevant une face avant proche de celle de la 4CV, histoire de préserver un air de famille. La gamme se décompose en deux : la famille R2090 avec la Prairie, la Savane et le Taxi, et la famille R2091 plus ouvertement utilitaire avec un Pick-up, une fourgonnette et un châssis cabine. Avec ces 6 déclinaisons, Renault pense pouvoir toucher une large clientèle de commerçants, d’artisans ou d’agriculteurs que la 4CV ne satisfait pas (trop petite) et qui désire une charge utile plus grande que celle des Juvaquatre. La Prairie, on l’a vu, a une vocation mixte, commerciale et familiale. Le Taxi en est directement dérivé mais son aménagement intérieur diffère : pas de siège passager, séparation vitrée entre chauffeur et passagers, et présence de strapontins à l’arrière. Renault a des espoirs auprès de la G7 mais cette version, jugée trop chère, est déclinée. Cette version aura un peu plus de succès à l’étranger, mais restera un échec commercial.




La Savane est une version dédiée à l’usage coloniale. Il s’agit d’un utilitaire à 3 portes à l’équipement simplifié, avec des ouvertures latérales en toile et un pare-brise pouvant s’ouvrir, laissant passer l’air. Ce modèle ne rencontrera pas plus son public : cher, sans transmission intégrale (au lancement), il entre en concurrence avec les surplus américains type Jeep, bon marché, robustes et passe-partout. Du côté R2091, on trouve donc la fourgonnette tôlée qui s’inscrit, avec ses 800 kg de charge utile, entre la camionnette Juvaquatre et les utilitaires 1 000 kg et plus. Elle subit cependant la concurrence de sa petite sœur qui reçoit la même année une version vitrée, polyvalente et beaucoup moins chère (6CV) malgré ses capacités moindres et son âge certain (la Juvaquatre date de 1938). Le Pick-up est, lui, plus intéressant : inspiré des productions américaines, il apporte une vraie nouveauté sur le marché et tente de séduire agriculteurs et artisans. Enfin, le châssis cabine permet, après passage chez un carrossier, d’envisager de nombreuses utilisations professionnelles.




Un positionnement bancal
Au moment de la commercialisation, début 1951, Renault pense sincèrement proposer une gamme sans rivale possible. Pourtant, il semble que la marque ait surestimé le potentiel pour un tel véhicule. Certes, la croissance revient et l’enrichissement se ressent, mais pas suffisamment pour qu’une clientèle nombreuse se jette sur le Colorale. Les Français restent encore prudents et leurs revenus modestes. La Juvaquatre suffit amplement pour beaucoup, tandis que les dérivés utilitaires de la Peugeot 203, une 7CV bien moins chère, taillent des croupières au nouveau Colorale qui fait payer cher une technologie ancienne et dont le prix d’usage s’avère insurmontable pour beaucoup. Renault, qui prévoyait de produire 30 000 Colorale par an, finit l’année 1951 sur une déception : seuls 11 504 Colorale ont trouvé preneur.

Renault Juvaquatre et Dauphinoise



Lancée en 1938, la Juvaquatre est de nouveau fabriquée après-guerre le temps que la 4CV ne prenne son élan. Si la berline et le coupé disparaissent en 1949, il reste la fourgonnette de 300 kg de charge utile : cette dernière rencontre encore un certain succès grâce à des tarifs abordables et à sa fiabilité. La gamme est même élargie en 1951 avec l’apparition d’un break vitré rentrant en concurrence avec la Colorale Prairie. En 1953, elle reçoit le moteur moderne de la 4CV puis celui de la Dauphine en 1956 (elle prend alors le nom de Dauphinoise). Le succès persiste et la Dauphinoise sera, elle, produite jusqu’en 1960 à Flins, survivant à la Colorale.


Nouveau moteur et transmission intégrale
Renault réagit dès 1952 en répondant à une critique récurrente : l’absence de transmission intégrale. Reprenant à son compte le système développé par Herwaythor en 1951, la Régie présente en juin le Colorale 4×4 disponible sur les versions Prairie, Savane et Pick Up (R2092). Autre critique : son moteur anémique. Au Salon de Paris, Renault présente sa gamme Colorale désormais équipée du 4 cylindres culbuté de la récente Frégate, un 1 996 cc de 58 chevaux SAE et 11 CV fiscaux. Avec ces modifications, on pourrait croire le Colorale reparti sur de bonnes bases. Pourtant, rien n’y fait : les ventes chutent dramatiquement de moitié. La version 4×4 ne séduit pas et sa diffusion confidentielle oblige Renault le sous-traité à Herwaythor. Malgré le nouveau moteur, le Colorale souffre des mêmes maux : une puissance insuffisante, un appétit certain (et cela compte pour un artisan, commerçant ou agriculteur) et un coût d’utilisation toujours trop haut.

Un échec flagrant
Malgré la désaffection de la clientèle, Pierre Lefaucheux, le patron de Renault, est un ardent défenseur du Colorale. Il reste persuadé que la Régie doit proposer ce type de produits, quitte à perdre de l’argent. Il s’agit presque, pour lui, d’une action de service public. En outre, il estime nécessaire d’être loyal à Chausson qui fabrique les carrosseries en sous-traitance. Sa mort accidentelle le 11 février 1955 va changer la donne. Pierre Dreyfus, qui lui succède, n’a aucun état d’âme à signer l’arrêt de mort de la Colorale dont la production s’arrête en février 1956, après 38 150 exemplaires seulement.

Renault Domaine et Manoir

Production (1956-1960) : entre 9 000 et 12 000 exemplaires (estimation)
L’arrêt de la Colorale Prairie en 1956 crée un trou dans la gamme Renault qui ne dispose plus, alors, d’un break familial et utilitaire. Pour combler ce manque, la Régie développe une version break de la Frégate dénommée Domaine. Cette dernière dispose du nouveau moteur carré Étendard de la Frégate : 2 141 cc et 77 chevaux et boîte manuelle à 4 rapports synchronisés. En 1958, Renault lance la Manoir, une Domaine dotée d’une transmission semi-automatique Transfluide et d’un moteur porté à 80 chevaux. Les deux modèles seront des échecs commerciaux et la production stoppera dès 1960.





Un collector aujourd’hui
La Colorale, quelle que soit sa version, n’aura donc jamais séduit les Français. Si, sur le papier, l’idée n’était pas mauvaise, elle n’aura jamais atteint ses objectifs, subissant de nombreuses erreurs stratégiques : mécanique ancienne, poussive et gloutonne, prix d’achat et d’usage trop élevé, puissance fiscale prohibitive, style brouillon, positionnement hasardeux, autant de raisons à l’échec que beaucoup prédisaient dès son lancement. Ses qualités (robustesse, polyvalence) n’étaient pas assez nombreuses pour renverser la tendance, et les améliorations (moteur de Frégate, transmission intégrale) trop tardives pour changer les choses. Aujourd’hui, les choses ont changé : sa rareté et son originalité en font une véhicule recherché par les collectionneurs.
Photo : Renault Classic, André Leroux, DR
Un commentaire
En 1971, la deuxième chaîne de feue l’ORTF diffusait un feuilleton réalisé par Jean-Paul Le Chanois, on dit aujourd’hui série que l’on binge à coups de saisons, Madame êtes-vous libre ? L’héroïne, Yvette Frémont, rôle tenu par Denise Fabre, conduisait d’abord un taxi « 85 » avant de passer à la R16. On trouvait même Nicole Garcia et Coluche au générique. Cette gamme Prairie-Colorale-Pick-Up-Taxi et ainsi de suite parait cohérente. Le taxi a tout des cab londoniens et on a déjà glosé d’aise sur leur aspect de version archaïque des SUV que fut cette famille de la régie. Sinpar a traduit plus tard des véhicules usuels en tout-terrain efficaces à l’image de la Colorale haut-perchée comme une Goélette 2087. Les R 2067 et 2069 étaient d’ailleurs équipés du même 2 litres que la Frégate. En fin de compte, à la charnière de la Reconstruction et de la modernisation de la France, ce véhicule restait trop « après-guerre ». Outre le contexte industriel, les insuffisances techniques et tarifaires, le marché français avait-il envie de bêtes de somme ? On faisait durer tout ce que l’on pouvait. On se contentait, pour l’usage, de moindres montures, parfois à peine plus modernes, le Galion, le Tub HY, les Peugeot Q3A, les Chenard et Walcker devenus D3 et D4 et en-dessous les fourgonnettes citées dans le sujet. L’auto attendue, c’était la civile, la familiale, pour le service quotidien, la promenade dominicale et la troisième semaine de congés payés. Celle-ci, c’était en 1956, l’année du premier choc pétrolier avec la crise de Suez qui aura rappelé à leur gloutonnerie les véhicules coûteux. Bref, on ne devait pas vouloir rouler le dimanche en bleu de travail, même repassé, au prix du tweed. C’est la voiture Tergal qui l’emporta. Mon souvenir de Prairie, celle d’un éleveur de cochons avec sa remorque pour aller au marché, ou le pick-up orange ou jaune et blanc, livrée Renault, version dépanneuse. C’était fréquent dans les garages de campagne.