Dans l’imaginaire collectif, le génial André Citroën passa tout de go des engrenages à chevrons à l’automobile, juste en passant par la case obus pendant la Première Guerre mondiale. C’est oublier l’importance des Automobiles Mors dans la carrière de ce grand patron, au sein desquelles il se forgea une solide première expérience automobile, et qu’il finira par racheter pour servir de socle à une nouvelle marque portant son nom : Citroën. Voici donc l’histoire des frères Mors, de leur marque automobile, et des débuts d’André Citroën dans l’automobile.
De l’électricité à l’automobile
Tout commence au 19ème siècle. Fondée en 1851, l’entreprise familiale Mors est dédiée à l’appareillage électrique. Les deux frères, Louis (l’aîné) et Emile Mors, tous deux centraliens, reprennent la direction de la société au début des années 1880 et la développe sur un nouveau marché, la signalisation ferroviaire. Parallèlement, les Mors s’intéressent aussi à une industrie naissante et balbutiante qui ne s’appelle pas encore automobile. Les frères se penchent sur la motorisation (à vapeur) de canots qui ne tarde pas à être déclinée sur terre avec un tricycle doté du même moteur. Nous sommes alors en 1885 et les Mors font véritablement partie des pionniers, bien aidés, il est vrai, par une fortune personnelle déjà bien établie.
Le théâtre du Ranelagh et la Villa Mors
Les frères Mors connaissent très tôt une fortune méritée dans le domaine de la signalisation ferroviaire, les sémaphores et les systèmes électriques. En 1890, l’aîné, Louis, s’offre des parcelles sur les terrains de l’ancien domaine de Boulainvilliers, dans le quartier de Passy (16ème arrondissement) sur lequel il fait construire un hôtel particulier. En 1893, ce passionné de musique fait aussi construire un salon de musique à l’exact endroit de l’ancien théâtre de la Pouplinière. Ce salon est le lieu de concert le plus souvent privés, Louis Mors aimant à dire que ce petit théâtre était “pour (lui) et pour (ses) amis”. A sa mort, le théâtre cesse d’accueillir les amis de Mors et ne reprendra une activité, publique cette fois-ci, qu’en 1931, devenant le Théâtre du Ranelagh, encore ouvert aujourd’hui rue des Vignes. L’hôtel particulier, quant à lui, est détruit en 1930 pour faire place à des immeubles d’habitation. En 1905, les frères Mors font aussi construire près de Deauville, à Tourgéville, une imposante demeure d’inspiration multiple, la Villa Mors, connue aussi sous le nom de Villa La Tour Carrée. Elle restera propriété d’Emile Mors jusqu’à sa mort en 1952, avant d’être revendue. Elle existe encore aujourd’hui.
Des débuts fulgurants
Il faudra attendre dix années de plus pour voir se concrétiser les rêves automobiles des frères Mors. L’entreprise familiale s’est développée fort correctement, dégageant de quoi investir dans un secteur qui, bien qu’embryonnaire, semble particulièrement prometteur. En France, René Panhard et Emile Levassor, eux aussi issus de l’école Centrale, se sont lancés au début des années 1890, et les frères Mors ne veulent pas être en reste. Ils étudient une voiture en vis à vis avec l’aide de Henri Brasier (qui fondera par la suite sa propre marque, particulièrement prisée de Boris Vian) qui développe 6 chevaux et s’appelle, comme il se doit, la 6HP. Elle est présentée au public en 1896 et rencontre rapidement son petit succès. La 6HP est relativement perfectionnée (une vraie voiture d’ingénieurs dirait-on aujourd’hui) et séduit une clientèle très aisée. Entre le début de l’année 1897 et la fin de l’année 1898, 200 exemplaires sortent des ateliers de la rue du Théâtre, dans le 15ème arrondissement de Paris (derrière l’actuel quartier Beaugrenelle). A cette époque, toutes les activités industrielles des frères Mors sont rassemblées sous la raison sociale : Société d’électricité et des automobiles Mors.
Si les premières Mors (6HP) étaient dotées d’un 4 cylindres, c’est vers la solution bicylindres que se dirigent les deux frères par la suite sur la 4HP et la 8HP, lancées en 1898. Le “4 pattes”, lui, évoluera en 16HP en 1899. Dès 1897, la marque s’engage dans les premières compétitions automobiles, glanant de nombreux succès venant renforcer l’image flatteuses des automobiles Mors. Les ventes ne cessent de croître, tout comme la puissance des moteurs, comme sur la 24HP (sans parler des monstrueux 4 cylindres de course dépassant parfois les 10 litres de cylindrée et les 70 chevaux, une sacré puissance pour l’époque). Les victoires s’accumulent, les ventes se consolident, et, au début du siècle, les Automobiles Mors disposent d’une solide réputation sur un marché de plus en plus concurrentiel mais toujours très artisanal. En 1904, les deux frères jugent leur image suffisamment installée pour se passer de compétition et se concentrer sur la production des véhicules de tourisme : les 10HP, 17HP, 28HP et 45HP. Avec 1 000 salariés, l’entreprise est devenue un poids lourd de l’automobile, même si d’autres (Panhard, Peugeot, Renault) ont déjà pris l’ascendant en termes de volume.
André Citroën entre dans la danse
L’année 1906 marque pourtant un tournant : après l’euphorie des débuts vient le temps de la difficile consolidation. L’enthousiasme de ces pionniers a fait oublier l’orthodoxie financière qui leur avait permis de faire fortune dans la signalisation ferroviaire. Le manque de trésorerie se fait cruellement sentir et, pour éviter une catastrophe, l’activité automobile est séparée des autres activités, d’autant que l’année 1907 s’avère encore plus difficile : la crise économique s’est invitée dans le jeu, tandis que la “crise des banques” aux États-Unis, à la fin de l’année, touche l’Europe et complique sérieusement les capacités de financement de l’entreprise. Pire, les ventes baissent à seulement 120 exemplaires et laissent craindre une fermeture définitive.
Le hasard faisant bien les choses, l’un des actionnaires et administrateur des Automobiles Mors, André Haarbleicher, n’est autre que le beau-frère d’Hugues Citroën, frère d’André. Ce dernier a fondé en 1905 sa société exploitant les brevets d’un ingénieux engrenage à chevrons, Hirstin Citoën et Cie. Hugues, président de la chambre syndicale des négociants en diamant, a financé cette première entreprise et connaît l’énergie et les qualités d’organisation de son frère, qu’il recommande à son beau-frère : une histoire de famille en somme. Adoubé par Haarbleicher, André Citroën rejoint donc en 1908 (et non 1906 comme on peut le lire ça et là) les automobiles Mors en qualité de directeur général, tout en conservant ses activités d’engrenages.
Un redressement fragile
Citroën va dès lors se passionner pour l’industrie automobile. Il va s’atteler à rationaliser le plus possible la production, à réorganiser la gamme pour répondre précisément aux demandes d’une clientèle de plus en plus exigeante, améliorer les modèles dans le détail sans révolutionner la technique, cesser de produire en interne les moteurs en faisant appel au constructeur belge Minerva qui fournit de nouveaux blocs “sans soupape” (système Knight). Pour soutenir et améliorer la production, Citroën investit dans de nouvelles machines et s’intéresse aux nouvelles méthodes américaines au point de se rendre aux USA chez Ford en 1912 pour voir de ses yeux l’intérêt d’une production de grande série. Les ventes se redressent peu à peu, passant de 300 ventes en 1908 à 647 en 1910, aidées en cela par le dynamisme d’un proche de Citroën, Georges-Marie Haardt, nommé directeur commercial. Pourtant, Mors n’est pas encore totalement sortie d’affaire. Malgré l’impressionnant sursaut de l’entreprise, tout n’est pas encore réglé. Les Automobiles Mors sont encore endettées auprès de l’industriel Théodore Schneider, producteur de véhicules lourds à Lyon et qui se verrait bien faire main basse sur la prestigieuse marque parisienne. André Citroën va alors faire appel à un autre de ses amis, le richissime tailleur de diamant Atanik Eknayan qui rembourse une grande partie de la créance. Ce dernier sera bien entendu l’un des financiers de Citroën au moment du lancement de sa propre marque. Mais n’allons pas trop vite.
En 1914, les chiffres progressent toujours, atteignant les 1 200 unités fabriquées et vendues, certaines réquisitionnées par l’Armée avant même leur sortie de la rue du Théâtre après la déclaration de guerre. Bientôt, ce sont les ateliers qui sont réquisitionnés pour produire des obus. Dans le même temps, André Citroën a pu observer qu’un peu plus au sud des établissements Mors se trouvait encore une zone maraîchère non-urbanisée. Il fait alors main basse sur ces nombreux terrains pour y construire une usine ultra-moderne, prête à fournir des obus en grande quantité, bien plus que chez Mors. C’est d’ailleurs lui qui a convaincu le ministère de la guerre, par l’intermédiaire de camarades polytechniciens, de produire en masse des obus, à la cadence de 20 000 par jour. Dès 1917, André Citroën réfléchit à l’après-guerre et étudie un projet de voiture luxueuse avec Gabriel Voisin, vite abandonné pour se consacrer à une voiture populaire développée avec Jules Salomon, créateur des modèles Le Zèbre. Cette même année, Louis Mors décède laissant son frère Emile à la tête de l’entreprise, toujours secondé par un Citroën qui a déjà la tête ailleurs et rêve de reproduire en France ce que Henry Ford a réussi aux Etats-Unis.
Citoën lance sa marque et rachète Mors
A l’armistice, Mors tente de relancer son activité automobile mais se trouve dépendante de Minerva dont l’usine, bombardée pendant la guerre, peine à retrouver ses capacités de production. En 1919, André Citroën rachète Mors tout en lançant sa propre marque. L’entreprise de la rue du Théâtre doit produire des voitures de luxe quand Citroën se réserve un marché plus populaire avec sa Type A. Si Mors conserve une certaine indépendance, elle n’intéresse plus autant son patron. Les modèles sont certes luxueux et dotés d’élégantes carrosseries, mais s’avèrent dépassés. On tente même de relancer un modèle d’avant guerre (la 10HP renommée 12/16 HP) en entrée de gamme, voire de proposer des modèles carrossés à l’usine, mais rien n’y fait, d’autant que Citroën prend de plus en plus de place au sein même de l’entreprise : le bureau d’étude de la marque aux chevrons s’installe dès 1918 au sein même des établissements Mors, ainsi que le centre d’essai. On y fabrique même des Type A.
Tout à son idée de voiture populaire de grande diffusion, André Citroën décide finalement d’arrêter les frais avec les Automobiles Mors qui disparaissent en 1925, laissant définitivement la place aux Automobiles Citroën, avec le destin que l’on sait.
Aller plus loin :
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